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Technocritiques : une histoire des contestations de la technique

12 novembre 2015

Depuis la première révolution industrielle, des voix critiques se sont élevées contre le « déferlement technique », lequel n’a jamais « cessé d’inquiéter, d’être pensé, contesté ». Dans « Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences » (La Découverte, 2014), François Jarrige, maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Bourgogne, analyse ces discours à contre-courant des idées de progrès, d’abondance et de bonheur véhiculées par les techniques.

« Rien ne discrédite aujourd’hui plus promptement un homme que d’être soupçonné de critiquer les machines », Günther Anders, « L’obsolescence de l’homme » (1950)

Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciencesLe mot technique, écrit Jarrige, apparaît en français au 18e siècle. Le terme est issu du latin « technicus » et du grec « technè », désignant l’art et l’habileté à faire quelque chose. A cette époque, s’élèvent déjà des voix contre les machines. Au 19e siècle, il prendra le sens que nous lui connaissons, la technique étant identifiée « à l’activité productive, à la fabrication d’objets et à la manipulation de l’environnement ». Si les critiques contre la technique se sont modifiées au fur et à mesure des règnes de production », elles sont souvent liées à des questions de préservation du travail, de l’environnement et du mode de vie de l’humain. « Les acteurs ne résistent jamais à la technique en général mais contestent des dispositifs et trajectoires spécifiques », relève Jarrige, qui entreprend de retracer l’histoire des technocritiques.

« Oppositions et résistances suivent souvent un rythme cyclique et discontinu, qui accompagne chaque phase de reconfiguration du monde industriel et s’intensifie dans les moments de crise (…) A chaque moment de crise et de transformation, les mouvements de résistance s’accentuent. » Car les techniques ne sont pas neutres, « elles sont porteuses de rapports de force et de dimension ». La résistance ferait alors partie intégrante du « processus complexe de négociation socio-technique, à travers lequel toute la société définit son rapport aux artefacts matériels. »

Les premières contestations de la technique

Limitées, dans un premier temps, « car elles étaient inutiles », les critiques se font plus vives dès lors que la technique commence à être conçue comme principale source de transformation de la société (chapitre 1). Dans le chapitre suivant, l’auteur met l’accent sur les premières protestations populaires ainsi que sur les premières contestations, liées à des bouleversements tant dans les rapports sociaux que dans l’expérience du travail. A travers ces critiques, il faut comprendre « un rejet des formes de pouvoir et de domination incorporés dans les artefacts techniques ».

Le chapitre 3 s’attarde sur le 19e siècle, où les contestations étaient des plus variées : non-travail, impact sur le mode de vie, la santé des populations et sur l’environnement. Dans un contexte de célébration du progrès, la ligne de défense adoptée était celle de la supposée neutralité des techniques. « Le Capital  » paraît en 1867. Marx y fustige un capitalisme industriel où le travail est détourné de son but : loin de libérer, il enchaine.

Le terme « technologie » fait son apparition au cours du 19e siècle. Il est popularisé par Jacob Bigelow, titulaire de la chaire Rumford au Harvard College – « consacrée aux sciences appliquées et arts utiles ». Il se réfère à la « discipline contemporaine de la transformation de la société artisanale et manufacturière en société industrielle moderne ». Le terme désignera ensuite « l’ensemble des techniques existant à un moment donné ».

La technique, le destin du monde

Dans le chapitre 5, François Jarrige examine les imaginaires du progrès technique. Tantôt intégré dans un discours religieux « pour permettre la réalisation du paradis sur terre », tantôt englobé dans des projets plus larges faisant éloge de la modernité. « La technologie devient le destin du monde », elle exaltera aussi les discours fascistes. Le vingtième siècle est celui de la belle époque des techniques (chapitre 6), celles-ci s’affirmant comme un remède aux maux dont souffre la société. Elle est décrite comme inéluctable, tandis que s’organisent les premiers mouvements syndicaux. « Max Weber montre que l’émergence du capitalisme procède de facteurs éthiques et moraux. La machine, dans le monde moderne, a tendance à se substituer aux anciens dieux », écrit l’auteur. Les critiques de l’époque témoignent des inquiétudes du monde ouvrier et intellectuel. Le chapitre 7 se penche sur l’époque coloniale et les « machines impériales ».

Metropolis, Fritz Lang
Fritz Lang, « Metropolis », 1927

La Première Guerre mondiale, imposant une mobilisation industrielle et un recours massifs aux technologies dernier cri pour intensifier la production militaire, introduira une rupture dans la représentation des techniques : « la science est déshonorée par la cruauté de ses applications » (Paul Valery). La première moitié du vingtième siècle sera marquée par des débats sur le progrès techniques qui vont en s’intensifiant. « A côté des conflits provoqués par la mécanisation du travail, d’autres enjeux montent en puissance, comme les risques de ‘mécanisation de la vie’ et des menaces sur la liberté ». On parle alors de « chômage technologique ». Les critiques sont assimilées à des discours passéistes et rétrogrades. Dans le même temps, l’auteur observe une acceptation croissante de la technique et de ses bienfaits (chapitre 8).

« L’exagération de la technique »

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la technique devient un impératif non négociable, tandis que s’ouvre l’ère de la consommation de masse. Au cours des Trente Glorieuses (chapitre 9), les intellectuels seront de plus en plus nombreux à critiquer « l’exagération de la technique et les méfaits de la société techniciennes ». Des critiques qui seront toutefois marginalisées, dans un contexte « de croissance et de forte modernisation ». Les technosciences gagneront en ampleur et en visibilité en 1968, année marquée par les contestations (chapitre 9).

Dans les années 1960, les techniques « semblent de moins en moins pensées comme de simples moyens, neutres. » Elles deviennent « le symptôme d’une société en crise ». Se développent alors les théories de la construction sociale et de l’acteur réseau (Bruno Latour, e.a.). C’est aussi l’époque des premiers pas de l’informatique, « d’emblée portée par un puissant imaginaire utopique » (chapitre 10). Les critiques contre le « déferlement informatique » n’a jamais cessé, souligne François Jarrige. Marginalisées, elles s’articulent autour de trois pôles principaux : les effets sur le travail, l’avènement de la surveillance généralisée, et les menaces sur la culture. L’informatique est décrite comme « terriblement » destructrice d’emplois, tandis que l’automatisation est perçue comme un « moyen de décharger le travailleur des tâches les plus routinières ».

Les années 1980-1990 seront marquées par un tournant libéral et l’imposition d’un « nouvel ordre technologique ». Les critiques sont omniprésentes, « tout en restant peu légitimes dans les milieux dominants. (…) la profusion de discours techno-enthousiastes dans les médias pousse beaucoup à un regard condescendant. »

L.D.

François Jarrige, « Technocritiques. Du refus des machines à la contestation des technosciences », La Découverte, 2014, 420pp.

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